« Ce salop, si un jour je le revois, je lui fais la peau ! », c’est par ces mots que Simon parlait de son père. Voilà bien longtemps qu’il entretenait à son égard une haine farouche et tenace. Sa femme, ses enfants, sa mère elle-même, tout le monde autour de lui connaissait à l’avance les mots qu’il employait dès qu’il commençait à parler de son « paternel » comme il disait. Il s’écriait souvent : « Mon « daron », mon « ordure de père hypocrite, pervers, un vrai connard ! ». Ce qui habitait le cœur de Simon avait fini par lasser ses proches. Plus personne n’y faisait attention sauf pour lui répondre : « On sait ! On sait ! » suivi d’un long soupir.
Judith, sa femme, l’avait surpris un jour avec un révolver à la main.
- Où as-tu eu ça ? Cria-t-elle horrifiée
- Chez un marchand pardi !
- Mais pourquoi as-tu acheté une arme ? Tu comptes tuer quelqu’un ?
- Mais non voyons, je me suis inscrit à un club de tir. J’ai pris celui-ci. Je commence demain !
Complètement ahurie, Judith l’avait regardé avec deux grands yeux écarquillés. Il avait passé ensuite plus d’une heure à la rassurer, à la convaincre que non, il n’avait aucun désir de nuire à quiconque. C’est un collègue qui lui en avait donné l’idée etc. etc.
Elle était restée perplexe devant cet intérêt soudain mais avait fini par lâcher : « Je te fais confiance Simon ». Elle gardait néanmoins au plus profond d’elle-même une peur plus ou moins grande qu’elle ne parvenait pas à chasser.
Les mois passèrent. Tout le monde avait pris l’habitude de voir Simon partir, chaque semaine, pour son club de tir. Plus personne n’y prêtait vraiment attention. La nouvelle passion de Simon était désormais une chose connue.
Un soir, c’était le 14 juillet, il prit une photo de son père qui datait d’au moins 30 ans. Il n’en avait pas d’autres. Il avait mis fin à leur relation dès le début de son mariage avec Judith. « Pas question que cette ordure pourrisse ma vie de famille ! ». Judith avait d’abord espéré qu’un jour l’animosité entre ces deux-là finirait par s’estomper, surtout après l’arrivée de leur premier enfant, mais il n’en fut rien. Bien au contraire. Il faut dire qu'à l'annonce de sa première grossesse, le père de son époux avait fait cette remarque : « Connerie ! Les mômes, on devrait les tuer ! ». Immédiatement, Simon l’avait mis à la porte. Fin de l’histoire.
Au vu de sa souffrance morale qu'elle percevait si souvent, Judith avait demandé à son époux de faire une psychothérapie, elle commença de lui en parler dès la naissance de leur fils. Il avait toujours refusé. Par contre, il accepta, non sans mal, mais par amour pour celle qu’il avait choisie, de lire des ouvrages de développement personnel. Il avait cheminé ainsi avec les mots que les auteurs employaient : « Pardon », « Aimez sa vie », « Acceptation », « processus de deuil ». Il trouvait cela bien beau mais il sentait au fond de lui que rien, rien, mais vraiment rien, ne parviendrait à éteindre la haine qui le consumait.
Simon était une force de la nature, plus d’1,90 m, un corps d’athlète, un visage rond, chauve dès ses 30 ans, il ne passait pas inaperçu. Quand une personne lui tapait sur l’épaule par un : « ça va Hulk ? », il répondait toujours imperturbable : « Tu veux que j’te montre ? » en montrant ses biceps. Cette boutade provoquait toujours les rires de ses interlocuteurs. Tous s’en amusaient. Sauf une : Judith. Elle connaissait son mari, elle pensait qu'il cachait sa douleur quand il passait des heures en salle de musculation. Elle se disait : "Sa haine finira par le détruire".
Donc, le 14 juillet au soir, il prétexta une réunion de travail importante, il travaillait dans le numérique, cela n'étonnerait donc personne de le voir partir même en soirée. Cela arrivait régulièrement. Avant de s’éclipser, il avait pris soin de glisser une photo de son père dans la poche de son jean.
Il se disait, avec son flingue qu’il avait dissimulé dans la poche intérieure de son blouson : « Avec la fête nationale, les feux d’artifice feront diversion ! ».
Il roula plusieurs heures jusqu’au lieu de son enfance : une cité HLM dans laquelle il avait grandi. Stationné juste devant l’immeuble où il avait vécu plus de 18 ans, il attendait.
Simon remarqua alors qu’il avait les mains moites, il avait mal au ventre aussi. Les yeux rougis par l’émotion, il attendait. « Putain, mais qu’est-ce que j’fous là bon sang ! » s’écria-t-il en lui-même, comme retenu par la peur. « J’deviens dingue ! ».
Ni une, ni deux, il sortit de son véhicule pour se poster devant la porte d’entrée de l’appartement de son père. Il respira plus fort puis après une longue expiration, il sonna. Pas de réponse. Une fois, deux fois, trois fois. Il commençait à s’énerver quand une personne non loin de là passa près de lui : « Vous cherchez Mr Labor ? » « Oui ! » répondit-il avec un sourire forcé. « Il est parti voir le feu d’artifice avec mon fils ! ». Cette réponse lui fit l’effet d’une bombe. Il demanda : « Il a lieu où ce feu d’artifice ? ». Il courut ensuite jusqu’à sa voiture pour s’y rendre tout de suite. « Ce connard sort avec le fils d’une voisine mais il n’a jamais été foutu d’le faire avec moi ! ».
Plein de rage, il regarda de nouveau la photo qu’il avait prise. Comme pour mieux se motiver, se donner des forces, continuer d’aller jusqu’au bout de son projet qu’il avait échafaudé pendant des mois. Cela faisait un bon moment maintenant qu’il avait tout imaginé, avec précision, sans rien oublier. Il visualisait la scène :
"Il brandit l’arme devant son père, il lui fait peur, il lui dit ses quatre vérités, il lui demande de s’agenouiller sous la menace, il lui ordonne de demander pardon. Ce salop aura fait dans son froc, il le supplierai. Lui, Simon, il tirera, oui, mais juste en l’air ou bien tout près de son père. Histoire de lui foutre la trouille. Il ne le tuera pas, non, ce serait trop facile. Il faut qu'il souffre, oui, c'est cela, il doit souffrir. Puis, enfin, il partira. Tranquilisé. Il aura obtenu sa vengeance. Voilà".
Simon se délectait de cette scène, il jouissait à l'avance de voir son père appeuré, à genoux, en larmes. Il était d’autant plus déterminé dans son projet qu’il avait été au cinéma huit jours avant pour voir « Le comte de Monte Christo ». Ce roman d’Alexandre Dumas, il ne le connaissait pas, mais il avait été emballé. Il se rappelait le dicton de son enfance qu’on lui avait seriné sans arrêt : « La vengeance est un plat qui se mange froid ». Il trouvait qu’Edmond Dantès avait bien fait. Et même, contrairement à lui, il aurait tué aussi le fils de Mercédès. Il n’aurait eu aucune pitié.
Encouragé par le souvenir de ce film qui l’habitait encore, il reprit la route pour se garer de nouveau un peu plus loin. Il y avait foule. Beaucoup de familles étaient présentes. Le feu d’artifice allait bientôt commencer.
Il sortit de son véhicule et marcha au hasard. Il cherchait le visage de ce père, objet de sa haine. Oui, il le haïssait. Mâchoires serrées, les poings fermés dans les poches de sa veste, il avançait à la recherche de celui pour lequel il était venu.
Les gens riaient, des enfants juchés sur les épaules de leur père, tous attendaient avec impatience le début du spectacle. Simon trouvait ses scènes de famille très touchantes. Cela le ramenait à ses souvenirs d’enfant carencé, livré à lui-même. Il sortit de nouveau le portrait de son père pour bien se souvenir : « Il a dû changer maintenant ! Mais je le reconnaîtrai, ça oui ! Entre mille ! Ce sourire mauvais mélange de sarcasme et de cruauté, comment pourrais-je oublier ? ».
Il se rappelait les coups, le rictus au coin des lèvres de son père, ce plaisir malsain qu’il avait de cogner, de le terroriser.
Simon avait mal à la tête maintenant. Il sentait son estomac se tordre de douleur. Il replaça la photo au fond de sa poche et continua à chercher celui qu’il détestait plus que tout au monde.
Tout d’un coup, il le vit. Il eut du mal à le reconnaître. Le dos voûté, une canne en main, casquette posée sur sa tête, il n’arrivait pas à croire ce qu’il voyait. Son père était devenu un vieil homme. Tout ridé, les yeux vitreux, l’attitude penchée vers le garçonnet à peine âgé de 8 ans environ. Les jambes de Simon se mirent à trembler. L’apparence de son père n’avait plus rien à voir avec celle d’autrefois. Était-ce bien lui ? Il se mit à douter.
Il s’approcha en prenant soin, autant qu’il était possible à sa grande taille, de rester derrière un arbre non loin de là. Il observa. Le vieil homme riait, il essuyait avec son mouchoir les larmes qui perlaient à ses yeux. Plein d’attention pour l’enfant qu’il tenait par la main, il lui parlait avec le sourire. Simon fut pris d’une sorte de malaise. Il avait l’impression qu’on lui jetait dans le corps une eau glacée qui le parcourait de partout. Il se figea plus encore quand il vit son père embrasser tendrement le petit.
C'est à cet instant précis, face à cette scène, que quelque chose en lui se brisa. Tel un oiseau qu’on relâche, toute sa haine se volatilisa face à ce qu’il voyait.
Pourtant, il préféra nier ce qui se passait en lui, c'était trop tôt, il ne pouvait pas comme ça, en une minute, lâcher tout le poids de haine qu'il éprouvait depuis si longtemps. Il prit son courage à deux mains. L’arme dans sa poche, avec la photo, il approcha encore.
Les feux d’artifice de toutes les couleurs commençaient à exploser dans le ciel depuis quelques minutes. Les regards étaient tous orientés dans la même direction. C’était parfait. Personne ne le remarquerait. D’un pas plus fragile qu’il ne l’aurait voulu, il continuait d’avancer tout doucement.
En même temps que son approche maladroite, il repensait à ses lectures : « La haine empoisonne bien plus celui qui la ressent que celui qui en est l’objet ». Il se souvenait avoir répondu : « Tu parles ! Des conneries tout ça ! ». Mais là, à deux mètres à peine de son père, il l’expérimentait dans son corps. Il se souvenait aussi d'une conversation qu’il avait eu avec Judith quelques semaines plus tôt :
- « Et qu’est-ce que tu lui diras si tu le rencontrais ? » avait-elle demandé.
- « Je lui dirai ses quatre vérités bien sûr ! ».
- « Tu dis ça mais si ça se trouve, dès que tu le verras, tu ne diras rien du tout. Quand on voit le visage des gens, parfois, même des années après, on fond. Les mots nous échappent, crois-moi, j’en sais quelque chose ! ».
Il avait haussé les épaules.
Aujourd’hui, à 23 h 10 mn, il comprenait sans comprendre combien elle avait raison. Perdu dans ses pensées, il ne remarqua même pas que le visage de son père l’observait depuis quelques secondes. Quand il le reconnut enfin, le vieil homme avança d’un pas maladroit vers lui : « C’est toi Simon ? ». Il répondit « Oui ! ». Puis, pris par un sentiment qu’il n’éprouvait plus depuis longtemps, il se pencha pour l’embrasser. Le vieil homme se mit à pleurer tandis que le jeune garçon ne cessait de questionner : « C’est votre fils ? C’est votre fils ? ». « Oui, avait-il fini par répondre, regarde un peu Jules comme il est beau mon fils ! ». Simon frémit.
La haine avait disparu. La vengeance s’en alla sans même un au revoir. La paix revint dans le cœur de Simon. Après cette soirée mémorable qui avait fini autour d’un verre à la buvette du bal des pompiers, Simon avait promis de revenir bientôt. Il n’avait pas dit grand-chose. Ce soir-là, père et fils s’étaient juste dévorés des yeux, à la fois ébahis, heureux, malheureux, choqués. Bref, tout un mélange de sentiments qu’ils prendraient bien le temps de démêler plus tard.
La relation ne redevint pas idyllique pour autant. Le passé était toujours là. Mais face à cette personne âgée, déjà bien punie par sa solitude, il n’était plus question pour Simon de lui balancer ses vérités, ni même de le changer. Il avait pris la décision de le voir de temps à temps, à bonne distance. Pas plus. Juste ce qu’il faut pour garder avec lui, une relation saine. Autant que possible.
Simon avait compris : la haine qui l’accablait depuis tant d’années n’était en réalité que l’autre facette d’un amour immense. Un amour non mérité, mais là, bien caché au fond de lui. La haine comme l’amour est un lien qui continue de nous unir à l’autre. Quoiqu’on dise. Même si des milliers de kilomètres nous séparent, même à des années de distance.
Tout ne fut pas résolu pour autant, « S’il suffisait d’aimer ! » lui répétait sa femme. N’empêche, il s’était réconcilié avec lui-même. Bien mieux encore qu’avec son père, c’était peut-être cela le plus important.
Quand il rentra chez lui ce soir-là, la première chose qu’il fit, fut de remettre la photo de son père dans l’album familial. À sa place.
« Rien n’unit aussi fort que la haine : ni l’amour, ni l’amitié, ni l’admiration ».
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