1/ Un escalier défi
Maria marchait le long de la Loire, sur un chemin piéton aménagé. C’est à ce moment-là qu’elle tourna sa tête vers la gauche. Elle vit, sur une petite pente un peu abrupte, un petit escalier. Elle compta le nombre de marches : « 9 ! Même pas un chiffre sacré. Celui de la plénitude ! »
Elle s’interrogea : « Pourquoi donc avoir construit cet escalier ici ? En bas, c’est un champ où tout le monde accède par la pente à deux mètres de lui. En haut, c’est l’allée où je suis. Pas besoin d’escalier à cet endroit-là ! C’est idiot ce truc ! Quel est le type qui a eu cette idée de fabriquer un escalier qui ne mène nulle part ? Ni le sentier, ni le champ n’ont besoin de marches ! Quelle drôle d’idée ! ».
Voilà un moment qu’elle se promenait. L’air était doux en ce mois de mai. Tout était sourire : les chants des oiseaux, les nuages qui couraient, la lumière qui illuminait tout sans éblouir ses yeux. Très sensible, photosensible même, Maria craignait de plus en plus l’éclat de la lumière du jour. Elle portait pour se protéger des lunettes de soleil. Moins agressée par la luminosité, elle pouvait flâner tout en savourant son plaisir et prendre son temps.
Elle avançait sans penser à rien d’autre qu’à la beauté de cette soirée tranquille où tout semblait se réjouir avec elle. Elle écoutait les petits oiseaux frimeurs qui s’égosillaient dans des mélodies expertes. Le bruit de ses pas sur le chemin tracé, les rires des enfants qui couraient : Tout était musique, sons délicieux, échos sonores agréables, bruits murmurés sans douleur. L’ambiance lui procurait une étrange sensation de bien-être. Tout était radieux, à commencer par son cœur. Tout allait bien. Elle respira profondément et se dit : « Tout va bien. Tout va bien ».
Alors qu’elle s’interrogeait sur le pourquoi de cet escalier à cet endroit précis, ce qui semblait n’avoir aucun sens, un petit groupe s’avança vers elle : « Ah, vous faites partie des gens qui se demandent pourquoi un escalier ? C’est cela ? Tout le monde se pose la même question figurez-vous ! Personne ne comprend ! Franchement à quoi sert notre argent ! Ça ne sert à rien ! Pfft ! ». Maria leur sourit et répondit : « Oui en effet je suis comme vous ! Je ne comprends pas ! ». Les gens riaient, l’un d’eux rajouta : « Ici, on est plusieurs à l’avoir remarqué. Tout le monde se pose la même question : Pourquoi ? ».
Les autres personnes du groupe opinèrent de la tête. Maria quant à elle restait là, un peu interdite, à se demander pourquoi tant d’individus renonçaient à comprendre le pourquoi du comment de ce petit escalier, posé là comme un intrus dans un décor naturel. Les gens poursuivirent leur chemin tandis qu’elle décida de s’asseoir sur l’un des bancs non loin de là. Elle observa, peu de temps après, que nombre de personnes, à intervalles réguliers, s’arrêtaient, tout comme elle, devant cet escalier.
Maria, de nature très rêveuse, n’avait pas besoin de davantage de précisions pour partir dans sa tête dans une série de questionnements : « Pourquoi un escalier ici ? Pourquoi ? À quoi sert-il ? Quelles sont les motivations à l’origine de son édification ? ». Elle vit alors son amie Sophie qui s’approchait d’elle. Vêtue, comme elle, d’une longue robe à fleurs, d’un chapeau entre les mains, des sandales aux pieds. Blonde, extravertie, avec un peu d’embonpoint, Sophie avait ce don de répandre souvent la bonne humeur. Tout respirait le printemps, la fête, la musique, les couleurs et les fleurs. Sophie vint s’asseoir près d’elle.
- « Ah je vois que toi aussi tu t’interroges à propos de cet escalier n’est-ce pas ?
- Ben oui, c’est curieux tu l’admettras !
- Oh je ne dis pas le contraire ! Mais que veux-tu, les cons c’est comme les champignons, ça se multiplie partout !
Maria éclata de rire. C’était bien le genre de Sophie cela. Toujours dans l’outrance verbale. Sa repartie l’amusa. C’était si bon de rire. L’actualité était sinistre en ce moment, alors, cette sortie de fin de journée, la rencontre de Sophie, cet escalier mystérieux, voilà qui lui changeait les idées. Il lui semblait qu’elle était davantage plongée dans la vraie vie ici que derrière l’écran de télévision qui diffusait en boucles les images terribles des manifestations parisiennes organisées contre la réforme des retraites. Les fumigènes, les propos alarmistes, le réchauffement climatique, les guerres. Elle avait sa dose de malheurs.
Un escalier qui ne va nulle part, qui surgit de terre comme une fleur inattendue pour la saison, le vocabulaire de son amie, la mélodie des oiseaux, tout cela la régénérait de l’intérieur.
Sophie resta près d’elle un petit moment en silence. Puis, un peu comme un éclair dans le ciel bleu, elle proposa à Maria :
- « Et si on faisait une enquête ?
- Comment ça ?
- C’est simple, allons à la mairie ! Demandons à quelqu’un ! Il doit bien y avoir une responsable de l’urbanisme à la Mairie non ?
- Oui peut être. Mais bon, je n’ai pas envie de m’y rendre pour ça ! »
Maria agitait ses jambes comme pour chasser loin d’elle cette proposition qui la mettait mal à l’aise. Maria répondit :
-« J’aimerais répondre par moi-même à cette énigme ! Tu sais, c’est un bon challenge ! Et si j’en faisais le sujet de mon prochain roman ? Qu’en dis-tu ?
- Mouais, pourquoi pas ! Tu écriras peut-être un bon roman ! Mais j’aimerais bien savoir qui et pourquoi on a construit ce truc !
- Oh ! Crois-tu que ce soit si important de le savoir ? C’est bien plus poétique de laisser cet escalier nous parler de lui. D’aller à sa rencontre. De le laisser nous raconter sa vie à lui !
Sophie écarquilla grand ses yeux. Elle fixa Maria droit dans les yeux avec insistance.
- Ah décidément tu ne changeras jamais toi ! Tu as déjà vu un escalier parler toi peut-être ? Pff… La différence entre toi et moi, c’est que moi, je ne suis pas poète !
- Touché ! Tu as raison.
Maria bougeait de plus en plus ses jambes sous le banc.
Sophie, quant à elle, avec un chewing-gum dans la bouche qu’elle mâchait sans aucune discrétion, s’expliqua :
- Je te propose un deal ! De ton côté tu écris ton livre tandis que du mien je fais mon enquête ! Tu me donneras ton livre à lire en premier ! Ça marche ? Tope là et crache au sol ! Tu promets ? Craché, c’est juré !
Maria éclata de rire. Elles topèrent par une frappe dans les mains.
- Tu ne craches pas ? Lui demanda Sophie.
- Oh, non, faut pas exagérer ! Je « tope » avec toi, pas besoin de cracher en plus !
- OK. Moi, quand je fais un pari, je tope puis je crache !
Maria riait. Toujours extravagante sa Sophie ! Cette dernière était secrétaire dans une clinique de la région, Maria se demandait comment elle pouvait garder son sérieux toute la journée au milieu des malades avec un tempérament comme le sien.
Après quelques minutes, Sophie se leva, embrassa son amie puis partit sans plus de cérémonie. Maria se leva à son tour, s’approcha de l’escalier une dernière fois, histoire de l’observer d’un peu plus près. Il était composé de petits tasseaux de bois et sur chaque marche du gravier était étalé. « Allait-on le bétonner ? », voilà encore une autre question que se posait Maria. Enfin, elle partit sans se presser.
Elle se dirigeait de nouveau vers son appartement loué depuis peu. 33 ans au compteur de ses jours, le même âge que Sophie. Elle habitait dans ce petit coin d’Auvergne depuis la fin du Covid. L’épidémie l’avait conforté dans son choix. Plus jamais, elle ne voudrait revenir dans la capitale qu’elle avait quittée sans aucun regret. Au moins ici, il y a de l’air, de l’espace, la nature ! Fini le gris, les squares sans fleurs, le brouhaha des voitures, fini ! Fini ! Rien que de se le dire, là, maintenant, alors qu’elle rentrait chez elle, Maria respirait plus large. Sans oppression. Elle se sentait libre.
Quand elle arriva enfin à son domicile, elle ouvrit sa boîte aux lettres, jamais pressée de découvrir ses missives. Elle redoutait toujours le courrier. Elle n’aurait su expliquer pourquoi si ce n’est la peur des mauvaises nouvelles. Des factures surtout. Les fins de mois étaient toujours un peu difficiles ces derniers temps. Elle travaillait à mi-temps dans une bibliothèque. Ce qui complétait son allocation adulte handicapé. Auparavant, elle travaillait à plein temps, mais plus maintenant. Elle ne tenait pas le rythme. Après bien des démarches et un diagnostic d’autisme obtenu non sans difficultés à l’âge adulte, elle garda tout de même son poste. Mais avec de nouveaux horaires.
Maria était grande, mince, avec de longs cheveux châtains presque toujours relevés en chignon. Elle paraissait encore bien plus jeune que ses 30 ans. Cela ne l’empêchait pas d’avoir une santé délicate. Surtout depuis que la fibromyalgie était entrée dans sa vie. Quand elle arriva dans son salon, elle pensait à la conversation qu’elle avait eue avec Sophie. Elle souriait encore de ce défi « craché » au sol. Elle se mit en devoir de commencer ses recherches sur internet. D’abord, elle commença par regarder s’il existait dans le monde des monuments inachevés, des réalisations sans finalité. À sa grande surprise, elle découvrit qu’effectivement, ils y en avaient plus d’un. À côté d’eux, son petit escalier était un évènement bien modeste. Un petit rien du tout.
D’ailleurs, elle se surprit à dire : « Mon » escalier. Ce qui l’interpella. Elle décida aussitôt de lui donner un prénom. Ce sera plus personnel. Après tout, c’est MON enquête ! MON pari ! MON escalier ! MON roman !
Elle se mit à rire à cette pensée. Il est vrai qu’elle avait toujours aimé donner un prénom à ses objets. Son mannequin de couture s’appelait Ginette. Son rocking-chair : Câlin. Son lit : Cosy. Ses fenêtres : Ephata ! (Mot hébreu qui signifie « Ouvre-toi ! » en référence à une parole du Christ qui donna cet ordre alors qu’il guérissait un sourd en posant ses doigts sur ses oreilles).
Elle s’amusait parfois à imaginer des dialogues entre les objets du décor qui l’entourait. Puisque cet escalier allait lui tenir compagnie pendant quelque temps, puisqu’il serait l’objet de son récit, il fallait bien le baptiser ! Maria se disait : « Certains diraient sans doute que je suis rêveuse, une fois de plus ! Qu’importe, voilà qui n’a pas d’importance ! Je vais l’appeler : « Crescendo ». Un escalier est fait pour monter et descendre. Comme je vis en montagne : ce sera « Crescendo » ! Elle éclata de rire.