Harold était fatigué, âgé de 82 ans, placé dans une maison de retraite peu de temps après le décès de sa femme, il n’avait qu’un désir : partir de là, quitter ce lieu où il s’ennuyait. Ah, ce n’était pas comme au bon vieux temps ! Ce passé révolu près de son épouse Alice ! 60 ans de mariage, 60 ans de vie auprès de celle qu’il avait épousée : Alice, la lumière de sa vie, la beauté de ses yeux, le soleil de son cœur.
Il était décidé. Il planifierait son départ. Il n’en dirait rien à personne. Il voulait s’y préparer. Rien que d’y penser, il reprenait vigueur. Ah son Alice ! Comme il l’aimait ! Ses yeux bleus, sa chevelure châtain clair, son goût pour les parfums, entre autre le numéro 5 de chez Chanel. Chaque année pendant plus de 40 ans, il le lui avait acheté. Coûte que coûte. Quelques heures supplémentaires à son travail de jardinier paysagiste, cela ne l’avait jamais effrayé.
La vie ne fut pas rose tous les jours, les soucis de santé, les enfants, la famille, le travail. « Quoiqu’il arrive, l’essentiel, répétait sans fin Alice, c’est de s’aimer ! ».
Les fleurs était la grande passion qui les unissait. Elle adorait ses hortensias. Lui, il aimait tout sans préférence : les bégonias du printemps, les œillets dinde du mois de mai, les boutons de rose et les Cœurs de Marie. Alice quant à elle ne cessait jamais de mettre en pot quantité de géraniums pour lesquels elle était toujours en train de faire des boutures. Dieu qu’elle les aimait ses géraniums !
- « Non, mais Alice, franchement, tu vois autour de toi ! Il y en a partout dans la véranda ! ». Elle lui répondait :
- « M’en fous ! J’aime ça ! ».
- « Et mes orchidées alors ? Tu te rends compte si j’agissais ainsi ! on serait envahi ! ».
- « M’en fous je te dis ! Chacun fait ce qui lui plait non mais d’abord ! ».
La conversation s’achevait une fois sur deux par un grand éclat de rire et un baiser.
Harold préparait donc sa randonnée fugueuse depuis déjà quelques semaines. « Elle m’attend mon Alice ! » se disait-il. « Je vais rentrer à la maison ! ». « Elle sera contente ! Je le sais, elle m’a envoyé une carte postale l’autre jour ! ». Il regardait celle qui était épinglée sur son mur depuis de nombreuses années. « Elle aime tant ses géraniums ! ».
Ce fut un soir, aux environs de 18 heures. Un grand silence régnait aux « Bon Secours », le nom de l’Ephad où il vivait depuis plus d’un an. Ses enfants avaient pensé qu’il serait bien mieux ici, entouré de soins. Harold était prêt : à pas feutrés, il était sorti de l’immeuble. Personne n’avait rien vu. Avec cette chaleur de l’été, le personnel prenait soin de tout aérer sans forcément penser à refermer à temps. Muni d’un sac où il avait déposé la carte postale d’Alice, ses papiers, un peu de sucre, un album photos qu’il gardait toujours sur lui, Harold marchait d’un pas décidé. Il respirait profondément, il ressentait de nouveau un sentiment de liberté. Le jour ne s’était pas encore couché, tout joyeux, il avançait sans regret, ni peur.
Il partait avec son trésor bien caché dans son sac à dos. Le même sac qui lui servait quand il partait cultiver ses plants de tomates, ses courgettes, tous ses légumes. Alice aimait les fleurs, rien que les fleurs, lui, il aimait aussi son potager.
- « L’un n’empêche pas l’autre ! lui soupirait-il quand ils se taquinaient sur le sujet, les fleurs, les fleurs, c’est bien beau mais ça nourrit pas son homme ! »
- « Ah les hommes ! On s’en fout ! »…
Les yeux levés aux ciel Harold venait l’embrasser puis lui murmurait à l’oreille :
- « Tu n’sais que dire ça : j’men fous ! ».
Elle lui souriait. Fin de la conversation.
Harold marchait vite sur les trottoirs. Il avait gardé dans un petit sachet de Jardiland les graines de quelques fleurs. Il avait emporté aussi trois oignons de tulipe qu’il avait achetés quelques semaines avant son grand départ. « Elle adore les tulipes mon Alice ! ». Avec un grand sourire, Harold avançait. Soudain, alors qu’il était perdu dans ses pensées, il s’arrêta net : « J’ai oublié ma casquette ! ».
Ni une, ni deux, il rebroussa chemin. Seulement voilà, il ne reconnaissait plus les lieux. Il était perdu. « C’est bien moi cela ! ». Il se mit à rire doucement sans se rendre compte qu’il attirait le regard des passants qui le voyaient parler tout seul.
- « Ah ma chérie, tu vois, je me suis encore perdu ! C’est toi qui a le sens de l’orientation ! Pas moi ! Tu te rappelles nos balades dans la forêt de Clergé ? ».
- « Oh que oui ! Combien de fois ! Heureusement, on finissait toujours par retrouver notre chemin ! ».
Harold vivait tout au présent maintenant : Alice est devant lui. Il la regarde. Elle éclate de rire. Elle porte encore cette jolie robe offerte à son 30 ème anniversaire. Un beau collier de perles nacrées autour du cou. Elle est jeune, elle est belle. Les enfants sont à l’école.
« Mais où suis-je ? » demanda-t-il tout d’un coup revenu dans l’ici et maintenant. Il ne savait plus. Il s’affola. Avec son beau costume rayé bleu nuit qu’Alice lui avait offert pour le mariage de son fils, il se trouvait beau Harold.
- « Tu aimes bien Alice n’est-ce pas ? »
- « Oui, tu es beau mon cœur ! ».
Elle sentait encore le numéro 5 et lui l’après rasage St Michel qu’elle aimait tant. Ils avaient trente ans à peine, amoureux, toute la vie devant eux.
Harold progressait à présent sans plus se rendre compte qu’il marchait sans but, ni destination. Il marchait et c’était déjà bien beau :
- « Tu vois bien que je peux encore marcher ! » râlait-il auprès d'Alice quand l’arthrose avait commencé à le gagner,
- « Je sais, je sais ! Mais faut faire attention ! Tu le sais bien, n’oublie pas ta canne ! ».
A un moment donné, Harold vit une belle église sur le côté droit de la route où il se tenait. Il dit à Alice, toujours présente à ses côtés :
- « Tu vois ça, Alice, c’est celle de notre mariage et du baptême de nos enfants ! »,
- « Oui, je vois ! Viens, on entre ! Il y a longtemps qu’on ne l’avait pas vue ! ».
Harold avança lentement, sans sa canne qu’il avait oubliée, une fois de plus. Parvenu sur le perron de l’Eglise « Bon Sauveur », il entra à petits pas. Une chance, elle n’était pas encore fermée.
Alice lui chuchota à l’oreille :
- « En général, passé 6 heures, tout est fermé ! C’est malheureux ! »,
- « Chut, tais toi ! On est dans une église tout de même ! ».
Alice se tut. Harold aussi.
Il se souvenait des retraites spirituelles vécues chaque année dans les monastères de la région : la liturgie des offices, la messe en silence, les lectures communes, et même la prière du Bréviaire, parfois, le matin, juste avant le petit déjeuner, uniquement pendant les vacances bien sûr, quand les enfants avaient pris leur envol. Le reste de l'année, bien au contraire, il fallait se dépêcher. Le travail les attendait.
Alice était pieuse, lui, un peu moins. C’est elle qui l’avait entrainé dans son sillage. Il ne le regrettait pas. Tant d’horizons s’étaient ouverts devant lui, grâce à elle. Il n’avait pas été très difficile à convaincre, en tant que jardinier, la beauté de la création avait toujours été pour lui la preuve tangible d’un au-delà qui les dépasse.
Assis maintenant sur une chaise devant l’autel, Harold regardait les orchidées placées autour de l’embon. Il admirait les roses et les glaïeuls dans des vases posés à même le sol devant les statues de la Vierge et de Thérèse de Lisieux, sa sainte préférée.
Comme beaucoup de français, comme beaucoup de croyants à travers le monde, comme tant et tant qui ont traversé le siècle, Harold avait un faible pour Thérèse. « Elle, disait-il en se penchant vers Alice, alors qu’il pointait du doigt le visage de la sainte, elle ne parle que d’amour ! ». Harold se leva enfin, il restait là debout devant les fleurs.
- « Oh regarde moi ça Alice, elles manquent d’eau ! Il leur faut de l’eau tu sais ! »
- « Oui, je vais les arroser ! Promis ! »
Harold est dans le jardin de sa maison. Ce beau jardin à qui ils ont donné un prénom : « Théotokos ». Ce jardin est rond, avec une petite porte vers le fond. Alice a 70 ans maintenant, elle est en train de prier le chapelet devant la Vierge de Béthléèm placée à côté des roses qui ont envahi la petite pergola. Harold vient la rejoindre.
- « Tu n’oublieras pas d’arroser hein quand tu auras fini ? »
- « Oui, chut ! Ne me dérange pas ! ». Il pose un baiser sur sa joue, va chercher une chaise dans la véranda et vient la rejoindre : « Je vous salue Marie…. ».
Alice sourit. Lui aussi. Il espère que le chapelet va bientôt finir. Après quelques minutes, Alice se lève puis les mains sur les hanches s’exclame :
- « Bon, je vais les arroser tes fleurs ! ».
- « Comment ça, MES fleurs ? NOS fleurs tu permets ! ».
Ils rient. Le jour commence à baisser.
Alice lui tend la main. Il se lève à son tour. Ils s’en vont tous les deux verser de l’eau sur les impatiences, les iris et les soucis. On est au mois de mai. Le printemps fleurit. Alice et Harold prient, arrosent, contemplent.
C’est au moment de fermer l’église que le prêtre trouva Harold sur le sol. Il avait rejoint les parterres des fleurs qui ne meurent jamais. Main dans la main avec sa bien-aimée.
Dans les jardins du ciel parfumés de Chanel et St Michel, entourés des anges aux couronnes de lys, dans le Soleil de l’Amour sans fin, ils contemplent à tout jamais la Beauté qui ne finit pas.
« La voix de mon bien-aimé ! C’est lui, il vient… Il bondit sur les montagnes,
il court sur les collines, mon bien-aimé, pareil à la gazelle, au faon de la biche.
Le voici, c’est lui qui se tient derrière notre mur :
il regarde aux fenêtres, guette par le treillage.
Il parle, mon bien-aimé, il me dit : Lève-toi, mon amie, ma toute belle, et viens…
Vois, l’hiver s’en est allé, les pluies ont cessé, elles se sont enfuies.
Sur la terre apparaissent les fleurs, le temps des chansons est venu
et la voix de la tourterelle s’entend sur notre terre.
Le figuier a formé ses premiers fruits, la vigne fleurie exhale sa bonne odeur.
Lève-toi, mon amie, ma toute belle, et viens…
Ma colombe, dans les fentes du rocher, dans les retraites escarpées,
que je voie ton visage, que j’entende ta voix !
Ta voix est douce et ton visage, charmant »
(Cantique des cantiques 2,8-14).
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