Cet après-midi, j’ai voulu regarder les manèges à sensations de la fête foraine qui se situe derrière mon immeuble, en plein centre-ville. C’était très bruyant. Même avec mon casque anti-bruit, j’arrivais à peine à supporter les cris des enfants, des adolescents ou des très jeunes adultes.
J’entendais les animateurs de ces structures vertigineuses crier dans leur micro :
« Levez les bras ! Criez ! Je ne vous entends pas crier ! Vous en voulez encore ? Oui ? Allez plus fort, lâchez-vous ! Criez plus fort ! ça va pas assez vite ? non ? Allez encore une petite dernière : à toute vitesse ! Alleeeez ! ».
Des spots de toutes les couleurs scintillaient sur toute la surface des appareils, une musique à fond me parcourait tout le corps. Je me retrouvais en quelques secondes dans un état de trépidation intérieure. Comme si je devenais un de ces gros moteurs de formule Un.
Je levais la tête : je voyais tous ces jeunes qui hurlaient, le corps secoué dans toutes les directions, parfois avec la tête en bas assis sur les bancs des manèges.
Je passais aussi devant des trains fantômes aux squelettes plastiques affreux, je voyais un peu plus loin des pinces pour attraper des peluches. Enfin, je découvrais un bateau immense qui se balançait d’un côté puis de l’autre à toute vitesse.
Oui, chaque année, j’aime observer toute cette jeunesse, pendant quelques minutes, en train de s’étourdir, de s’amuser, de chercher des véritables frissons. Je reste là, assise sur un banc, devant un manège puis un autre, j’observe les lumières qui clignotent, je respire l’odeur des barbes à papas puis je constate le prix des barres de nougats toujours aussi chères.
Après ce moment particulier, je me rends dans le parc municipal juste à côté. Je m’éloigne du bruit, mon petit chien peut courir de nouveau. Il se remet doucement de la peur panique qui le traverse devant tous ces humains qui hurlent, rient, chahutent.
Aujourd’hui, j’y ai rencontré deux jeunes garçons. J’ignore quel était leur âge mais ils étaient bien jeunes. Cachés dans un petit sous-bois, ils jouaient, puis, curieux, ils sont venus caresser mon chien. La conversation s’est engagée :
- Dit-moi, mon grand, que fais-tu ici à te cacher derrière ces arbres ?
- J’ai trouvé une clef !
- Ah oui, et à qui est-elle cette clef ?
- J’sais pas.
Le gamin tente alors d’enfoncer la clef dans une petite bouteille en plastique. Je lui demande :
- Pourquoi tu la mets dans une bouteille ?
- C’est pour la garder.
- Moi, si j’étais toi, dans la bouteille je déposerais un petit mot avec la clef, puis je la déposerai sur un ruisseau ou une rivière. Comme ça, un jour, emportée par le courant, peut-être que quelqu’un trouvera la bouteille avec ta clef et ton mot.
Le garçon me regarde comme si je parlais javanais.
- Ben c’est idiot madame, je préfère garder la clef pour moi ! Elle est à moi !
- Ah. Tu préfères la garder pour toi ?
- Ben, oui, peut-être que je l’apporterai à la Mairie. Peut-être qu’ils trouveront à qui elle est !
Un autre enfant approche :
- C’est moi qui ai trouvé la clef. Alors elle est à moi. C’est à nous !
Les deux garçons très complices alors me regardent comme on regarde une espèce en voie de disparition. Comme si j’étais pour eux une intruse dans leur chasse au trésor.
Oui, en vérité, cette clef que l’un d’eux tenait dans ses mains, ce n’était pas une clef. C’était un bijou, un manège à sensations, une course aux fantômes, c’était même mieux que cela : Une fête foraine à elle toute seule.
Comment je le sais ?
Il n’y avait qu’à contempler les étincelles dans les yeux de l’enfant lorsqu’il m’a dit : « C’est ma clef ! ». Pleine de rouille, elle n’en demeurait pas moins un trophée unique, quelque chose de l’ordre d’une récompense comme lorsqu’on a gagné à un jeu. Ou mieux : lorsqu’on a décroché un diplôme.
Je les ai salués puis j’ai continué ma route. L’un d’eux m’a crié : « Au revoir Madame ! Je garde ma clef ! ». Je les ai vu courir au loin, des rires plein la bouche.
Sur, j’étais d’accord avec eux, ils venaient en effet de découvrir la plus belle richesse au monde : une clef. Une simple clef toute sale, pleine de terre. Ils me l’ont montrée comme si elle avait été à elle seule l’aboutissement d’un travail acharné ou d’un long suspens.
« Oui, mes enfants, cette clef était bien la vôtre mais sans doute un peu la mienne aussi. Je venais de l’utiliser pour vous ouvrir mon cœur. Oui, ce petit échange, je le devais à votre trésor de fer et de mystère.
J’avais été à la rencontre de votre candeur par quelques mots. Vous ne le savez peut-être pas encore, mais, parfois, les mots sont des pigeons voyageurs. Ils sont venus de votre cœur jusqu’au mien, de votre sourire à mes larmes cachées, de votre insolence à ma pesanteur.
Je vous aime, vous, votre clef, votre rire.
Si vous aviez vu un instant, un seul instant, combien votre clef m’avait trouvée, vous auriez compris tout de suite à quoi elle servait. Vous n’auriez plus cherché son vrai propriétaire comme vous l’espériez encore un peu ».
Les enfants à la clef d’or dans la lumière crépusculaire de ce soir d’automne, je les revois maintenant dans ma mémoire écorchée. Déjà couchée dans les replis du sommeil qui vient, je les entends encore rire, ivres de joie. Demain, qui sait, je rencontrerai peut-être encore deux autres garçonnets aux clefs d’or.
Ce soir, cependant, alors que la nuit tombe doucement, les larmes montent à mes paupières. Je pleure à la fois l’enfance qui jamais ne revient, celle qui s’en va vers demain mais aussi celle qui est là, tellement là, à danser entre deux clefs géantes en forme de fête, de manège ou de barbe à papa.
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