
Je suis un arbre
Je suis un arbre et mes voyages sont immobiles. Entre la cime de mon feuillage et mes racines en terre, toute une sève circule, cachée par mon écorce ébréchée mais solide.
La vie qui me parcourt ressemble à un chemin sinueux aux ramifications invisibles. Ce sont mes veines, mes artères, mes vaisseaux. Parlons-en des vaisseaux, je suis un vaisseau, immense, un géant qui vogue sur les flots du monde. Oui, je vogue, vous ne le voyez-pas. C’est à cause des saisons, là sous vos yeux, je navigue sur la mer de vos vies sans vous en rendre compte. J’avance, tellement grand, si haut, que vous passez à mes côtés sans me voir. C’est ainsi.
La multitude de mes voyages est une danse, je tournoie de mes feuilles attachées aux branches de l’âme. Je tourne, je valse, je forme des arabesques, mes tutus flottent dans l’espace. Essoufflée souvent quand vient le soir par tant de pointes, de sauts, de petits pas cadencés, nul ne le sait. J’ai la grâce de mes robes saisonnières, tantôt ocres, rouilles, bleus, verts ou même rouges. Rouge sang. Parlons-en du sang. Le mien est souterrain, il circule en mon sein comme une rosée céleste, jour après jour. C’est ainsi.
Je ne bouge pas. Ou plutôt, regardez-moi, mon mouvement se fait par le haut. Par mes voiles, par mon mât. Si je suis en vie, c’est par le haut. Tout vient de là qui m’indique la direction. Point de tribord ou de babord ou plutôt si, comme la chorégraphie des étourneaux. En vérité, je reste là, fixé comme un défi sur le monde en vitesse tandis que pris par les mouvements de mon cœur, tout le monde m’ignore. Les cercles de mon âge tracés sur le bois ne révèlent rien, non, rien d’autre que ceux de mes derviches tourneurs à saluer la vie. Les cercles, parlons-en des cercles, ils sont ma montre ou ma terre, mon signe d’infini tourné vers un ailleurs. C’est ainsi.
Fixé sans gestes apparents, tout tourne autour de moi. Les gens passent et repassent, le tumulte et la foule, les bruits vains de leurs mots ou de leurs pensées. Ils sont si occupés. Moi, je suis là, je murmure mes refrains de brises et de couleurs, je chante. Parlons-en de mes chants. Ils s’élèvent au milieu des étoiles dès que la nuit descend, majestueuse, parée de beauté à briller tous mes bourgeons. Ma voix se fait plus grave pourtant quand vient le jour annonceur de vos bavardages. Je ne veux pas vous déranger. C’est ainsi.
Planté comme un rappel à l’essentiel, mes bras levés vers le ciel, je psalmodie mes prières. Je m’agenouille au gré des tempêtes, déjà dévot dans le souffle qui me berce. Parfois, je regarde vers le bas, vers mes pointes. Elles sont profondes dans le sol qui fait mal. Je craquelle, mon tronc écartelé entre ma tête et mes pieds, je suis entre deux mondes, entre deux univers. Parlons-en de l’univers. Il est si beau, si sublime que tous l’oublient un peu. C’est ainsi.
A l’arrêt je suis souvent étourdi par les oiseaux lyriques aux âmes fières, leurs vocalises font mon bonheur. Je vole avec eux, oui, je me déploie avec eux, muni de leurs ailes candides. Leur innocence radieuse extasie les fibres de mon être mélomane. Leurs mélodies, leurs frétillements, leurs messages, tout me traverse comme une félicité prémisse de la Vision future. Ils volent, ils planent aussi, ils vont et viennent dans un ballet sans fin. Parlons-en de leurs envols, facétieux avec eux, personne ne peut l’entrevoir, pourtant je vous assure, mon immobilité prend des vacances, je suis avec eux, là-haut. Mon Dieu si vous pouviez voir mes envolées et mes atterrissages ! C’est ainsi.
Je suis là, je suis un arbre. Sans jamais quitter ma place, autour de moi, les nuages défilent, le monde s’en va puis revient. Moi, je ne change pas. Ou plutôt si, tout le temps, sans arrêt, mais qui le voit ? Je suis un être spirituel, voilà pourquoi vous passez sans me voir. Serrez-moi dans vos bras, si vous saviez tout ce qui se passe à l'intérieur. Je vous donne l’oxygène, l’émerveillement de l’enfance et la splendeur intacte des sommets à regarder. Parlons-en des sommets. Ils sont ma respiration, mon avenir, ma joie. Même mes racines le savent elles qui parcourent la terre humide en profondeur. Je vis de l’air, je vis de l’eau. C’est ainsi.
Immobile, je cherche la lumière. En sa clarté je me baigne, irradié, tout sourire, la tête tournée vers le soleil. Parlons-en du Soleil, j'ouvre grand ma bouche, je le bois comme un élixir d’amour. Il est mon astre et ma soif, je le mange, je le savoure, je l’offre entre mes branches. Bien vivant, ne me croyez-pas mort ou endormi, non…
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