
Mon Portable
J’ai perdu mon portable. Assise sur un banc public, j’avais croisé ma voisine, je lui avais demandé de me prendre en photo avec mon petit chien. Il est si mignon, j’aime à penser qu’on peut capter le lien qui existe entre lui et moi. J’oublie juste que ce n’est pas possible, tandis que je vois l’intimité fraternel, le lien fusionnel avec ce petit compagnon, les autres ne verront qu’un petit chien semblable à milles autres. Rien d’extraordinaire pour eux, rien que du banal voire même de l’insignifiance. On ne peut pas deviner bien sûr, vu de l’extérieur, tout est si faussé, si injuste, si tronqué. Vu de l’intérieur, c’est un autre paysage, je suis si déçue que rien ne transparaisse.
Tout à la joie de ma voisine qui avait accepté, je me suis levée puis je suis partie avec elle près de moi. Nous conversions dans la joie.
Oui, mais voilà que je me rends compte que j’ai laissé mon portable sur le banc où j’étais assise quelques minutes plus tôt. Je panique. Je cours en direction de l’endroit. J’interroge inquiète les quelques badauds restés là. Non, personne n’a rien remarqué. La panique me saisit. Tordue de douleur, je cours plus vite encore moi qui plus jamais ne court. Je retrouve ma voisine, qui, plus intelligente que moi, a composé mon numéro de téléphone. Au cas où. Un individu lui répond. Il parle une langue étrangère à laquelle nous ne comprenons rien. J’ai tout juste le temps de lui fixer un lieu de rendez-vous. Je cours encore pour m’y rendre.
Où vais-je ? Le savez-vous ? Est-ce que je file aussi vite pour un simple objet ? Pour un machin sensé communiquer avec autrui ? Est-ce que je cours haletante juste pour retrouver un petit boitier numérique, un machin à la 4 G ? Pourquoi je cours ? Pouvez-vous me dire pourquoi je m’empresse avec une foulée que je croyais impossible ? Que voyez-vous de l’extérieur ? Une fois de plus, ce que le regard du monde voit c’est une pauvre fille totalement apeurée qui cavale, angoissée, vers son petit écran numérique.
Ils voient mes yeux fatigués, mes allers-retours inquiets sur le parvis du rendez-vous. Ils voient mes mains trembler, mes cheveux défaits. J’attends. J’attends. Il ne vient pas ce type. Va-t-il venir ou pas ? Est-ce qu’il va me le rendre ? Est-ce un voleur ? Va-t-il me faire payer ? Et si j’attendais là sans que jamais il ne vienne ? Est-il honnête ? Et puis d’abord, pourquoi ne parle-t-il pas un mot de français ? Si ça se trouve, il est loin maintenant, loin, avec mon portable entre les mains.
Est-ce que ça vaut la peine de courir pour un simple téléphone ? Je n’en sais rien. Sans doute que non. Pourquoi je panique ? Pourquoi cet émoi intense qui emporte tout mon être vers le malaise ? Pourquoi cette inquiétude pour une chose plein de chiffres, de touches et de lettres, avec son étui plastique, grand comme ma main ? Pourquoi « se mettre dans un état pareil » me demande déjà la voisine. Pourquoi cette réaction pour un truc de quelques centimètres, un appareil qu’à tout instant on peut remplacer ?
Oh, encore une fois, c’est la vision externe qui parle. Du dehors, finalement, on ne voit rien. Mais vraiment rien du tout. On devine à peine, on regarde, amusé, cette fille aux cheveux dans le vent qui court comme une dératée pour un objet du quotidien. Qu’a-t-elle donc à se mettre en mode apocalypse, déjà éreintée par le chagrin ?
Du dehors, elle parait bien sotte, excessive, un peu trop attachée. « Enfin, voyons, faut rester détachée ! Ce n’est que du matériel ! Ce n’est pas ta vie qui est en jeu ! ». Autant de mots imbéciles, j’ai envie d’arracher leur mobile dont ils disent que ce n’est qu’un machin sans importance et sans vie.
Ils n’ont rien compris. Comme d’habitude. Ils diront : « Ah voilà, encore une addiction de plus dans notre société de consommation ! ». Ils partiront dans un argumentaire très argumenté d’arguments tout aussi vains les uns que les autres. Ça leur donne de l’importance. Ils se gonflent ainsi, petits crapauds à la gorge gonflé : « eux, ils savent, moi je ne sais pas ». Les petits crapauds ont la science infuse, sociologues improvisés, ils connaissent tout du monde, de ses tours et ses futilités. A leurs yeux, je ne suis qu’un têtard qui croit déjà chanter alors que je rampe à peine. Ils sont grands, savants, philosophes, je suis petite, naïve, je n’ai pas les codes, je suis une imbécile.
Je cours parce que mon portable emporte bien plus que tout ce qu’ils disent. Il y a mes photos, mes morceaux de vie, mes poésies, mes quelques amies. Il y a mes espoirs de rencontres à venir, les images de mes applications bien appliquées tout contre mon cœur. Celles qui me permettent d’écrire un poème, un texto, quelques mots. J’aime tant écrire, j’aime tant noter.
Ce ne sont pas des followers pour moi, ni des contacts, ni des icônes, ni des connexions, ni même des numéros sur un clavier. Ce sont mes amis, mes amours, mes souvenirs, ma mémoire, mon cœur en offrande. Leurs sourires, leurs appels, leurs regards, leurs vies en cadeaux. Une rassurance dans un monde chaotique. Mon port d’attache, mon phare sur la mer agitée, ma boussole dans le désert perdu des villes anonymes.
Si je cours ce n’est pas pour être à la mode. C’est pour rejoindre mes amours. Plus de distance entre eux et moi, plus de séparation, plus de mouchoirs sur le quai des départs. Tous ces gens qui m’observent à m’affoler sur le trottoir, je vois bien qu’ils ne comprennent pas. Je suis la folle, ils sont les sages. Je suis la fragile, ils sont les forts.
Je cours puis j’attends. J’attends. J’attends. Avez-vous remarqué combien de temps nous passons à attendre ? Avez-vous remarqué combien c’est long ? Le monsieur finalement arrive. Il est albanais. Il dit n'avoir pas été indiscret. Il s’excuse presque. Je le remercie mais pris dans le cyclone d’un amour que je croyais perdu depuis quelques minutes, je n’arrive pas à revenir au calme. Je m’effondre sur le banc près de l’arrêt d’autobus. Je le remercie maladroitement, avec peine. Ma respiration est difficile, j'ai les mains moites, le coeur bat trop vite. J'ai l'impression d'être une loque.
Il repart. Je reste là. Sans bouger. J’essaie de quitter le vertige de mon envol tourmenté. Voilà. C’est fini. Thèse, antithèse, synthèse : Elle avait perdu son téléphone, elle l’a retrouvé, tout va bien.
Un mobile ne devrait pas contenir ma vie. Ni mes amours ni mes amis ni mes projets ni ma mémoire. Il ne devrait posséder ni mon âme ni mon cœur ni mon corps ni mes yeux. Il ne devrait pas. Certes. Les arguments bien argumentés des argumentateurs savants me viennent encore aux oreilles.
Qui a tort qui a raison, je ne joue plus à ce petit jeu là depuis longtemps. Tout ce que je sais, c’est que sans l’avoir jamais perdue, j’ai retrouvé ma vie. Sans jamais les avoir abandonnés, j’ai de nouveau mes amis près de moi. Malgré les kilomètres qui m’en éloignent. J’ai retrouvé mon port, mon repère, mon ancre.
Maintenant, j’ai honte. Ne sont-ils pas au fond de moi ? Ma vie dépend-t-elle d’un portable ? Non bien sûr. Pourtant, j’ai ressenti si fort la perte considérable que son oubli avait creusé en moi, et ce, en quelques minutes.
Cet évènement est peut-être le signe que j’attendais. Il est temps pour moi de bientôt m’en aller dans un ermitage pour un temps de retraite spirituel. En solitaire. Avec rien d’autres que mon cœur en portable branché sur une autre fréquence.
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