Les jumelles

Photo d'une paire de jumelles posées sur une table

Les jumelles

  

Sylvaine venait de perdre son dernier emploi. Jusqu’ici secrétaire médicale chez une ophtalmologue, cette dernière venait de prendre sa retraite. Sylvaine se retrouvait donc au chômage après bien des années de fidélité à son poste. Ce n’était pas sans la démoraliser.

Comme cadeau de séparation, son employeur lui avait offert une paire de jumelles. C’était à sa demande que Sylvaine avait reçu ce présent. Elle avait dans l’idée d’aller dorénavant, pendant son temps libre, sur les bords de Loire pour y observer les oiseaux. En effet, depuis plusieurs semaines, elle s’était découvert une nouvelle passion : se promener tout près du fleuve afin d’y contempler les oiseaux nombreux qui s’y trouvaient.

C’est à la suite d’une de ses pérégrinations qu’elle s’était rendue compte du nombre d’espèces qui volaient aux alentours. Aussi, bien décidée à les regarder de plus près, elle s’était autorisée à répondre : « J’aimerais bien avoir des jumelles ! » quand sa chef l’avait interrogée.

 

Depuis peu, elle  les portait donc autour de son cou puis s’en allait toute joyeuse à la découverte de la nature si belle, si surprenante aussi, avec toutes ces multitudes de couleurs, de formes, d’ombres, de lumières.  Pour Sylvaine, c’était comme si la nature ressemblait aux pochettes-surprises de son enfance. Ces grandes cornes en papier dans lesquelles la boulangère plaçait chaque semaine quelques friandises et des petits jouets miniatures. Elle souriait à ce souvenir alors même qu’elle longeait les rives de la Loire. « Je suppose que mes pochettes-surprises étaient l’ancêtre des œufs kinder ! ».

 

Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était de ressentir ces sensations hypnotiques quand la beauté d’un oiseau surgissait devant elle : Alors le monde s’arrêtait.

Ses pensées s’envolaient vers le ciel avec les mêmes ailes que celles des volatiles observés. L’intensité la traversait avec une puissance formidable. Pour elle, cela valait tous les frissons du monde. Ce moment très précis où, captivée par le bec, la couleur, le cou, le regard de l’animal, elle restait là, suspendue entre ciel et terre, là, figée par cette innocente présence.

 

Elle comparait ces minutes à l’enfance, au regard d’un petit d’homme, lorsque, âgé d’à peine 3 ans, il découvrait tout. Sylvaine en était sûre : quand par exemple, un enfant posait pour la première fois ses yeux sur un insecte, une peinture, une fleur, n’importe quoi, quel que soit l’objet de son observation, l’enfant regardait sans jugement. Sans censure.

Elle avait soif de retrouver l’authenticité, la pureté originelle de cette curiosité sans mélange. Oh que c’est beau lorsque les yeux d’un tout petit observent un pissenlit dans un pré abandonné au sourire du soleil, pissenlit qu’il est le seul à remarquer ! À aimer.

 

C’est ainsi  que Sylvaine avançait : avec la respiration chuchotée d’une aventurière en mal de beauté. Seulement voilà, qui aurait pu prévoir ce qu’elle comprit très vite ? Les oiseaux ne prenaient pas la pose ! Aussitôt qu’elle tentait d’utiliser ses jumelles, entre le moment où il fallait régler la bonne distance, il s’agissait de zoomer avec le bouton adéquat, et le moment où l’oiseau était face à elle : trop tard ! Le facétieux s’enfuyait à tire d’ailes : « Tu m’auras pas ! » semblait-il lui dire avec un grand éclat de rire au moment de sa fugue. « Oooooh ! Zut ! Encore loupé ! » : cette exclamation devenait de plus en plus un leitmotiv après chaque promenade.

 

Un jour, lasse de ses nombreux échecs, comprenant que ces petites créatures n’avaient pas l’âme des mannequins en séances de shooting, sa décision fut prise : « Puisque c’est ainsi, je vais m’acheter un appareil photo ! ». Aussitôt dit, aussitôt fait, après environ 5 sorties sans avoir réussi à utiliser avec habileté ses jumelles, elle se rendit au centre-ville pour acheter chez un photographe ce qu’il lui fallait.

 

Dès le lendemain, toute fière, munie de son trésor, elle partit de nouveau à la chasse à la capture d’images ! Oh, miséricorde ! Le résultat ne fut pas mieux ! Malgré toute son application à se taire, à marcher avec précaution sur les feuillages, Sylvaine ne parvenait à rien. Mais alors à rien du tout. Le héron plein d’arrogance qu’elle avait surpris, la regardait avec un air de : « Qu’est-ce qui lui prend donc à celle-là, c’est quoi son machin sur son œil droit ? ». Puis, avec condescendance, il s’envolait tel un planeur avec une grâce douteuse.

 

Sylvaine fulminait. « Mais pourquoi donc je n’y arrive pas ! C’est pas possible ! ». C’est une amie qui lui donna la solution :

 « Je te propose un truc, tu te balades, dès demain, sans jumelles, ni appareil photo. Tu deviens de franche mauvaise humeur avec tes histoires ! Juste ta bouille à l’air libre sans rien autour du cou, ni sac, ni carnet. Rien ! Juste toi : laisse les photographies aux photographes, les jumelles aux explorateurs. Toi, marche. Point barre ! ».

 

Sylvaine admit devant son amie, que, oui, peut-être, cette pause dans ses aventures randonneuses, lui ferait du bien. Deux heures à peine après cet échange, elle partit de nouveau dans la nature.  C’est vrai qu’elle était d’une humeur de chien en ce moment, son amie avait raison. Mieux valait passer à autre chose.

 

Oh que la nature est étrange ! Alors qu’elle marchait le regard perdu dans l’horizon, elle aperçut, là, juste devant ses yeux incrédules, un écureuil tout curieux de sa présence. Dès qu’il la vit, au lieu de s’éloigner, il s’approcha quelques centimètres puis fila à l’anglaise sur le tronc d’un arbre tout proche.

Quelques minutes après, elle tomba de nouveau sur un héron nonchalant qui avançait toujours frimeur à la recherche d’un petit poisson. Dès qu’il remarqua sa présence, il fit quelques pas vers elle. Très lent, l’oiseau prenait son temps. Sylvaine se laissa regarder. Les rôles s’inversaient.

Enfin, il fit demi-tour, mi-contenté, mi-boudeur, comme s’il pensait : « Ce n’est qu’ça ? Un humain quoi ! ». Sylvaine se mit à rire. « Il est drôle celui-là ! ».

Elle respirait mieux. Les odeurs des fleurs l’enivraient. Avant ce jour, elle n’en profitait même plus du parfum de la nature, toute accaparée par ses passions déçues.

 

Après deux bonnes heures de marche, elle rentra chez elle. La lumière se fit dans son âme. Elle comprit, étreinte par un réel sentiment d’humilité, qu’on ne peut posséder ce qui est à tout le monde, que rien ne sert de vouloir capturer ou bien chasser, mieux valait revenir à la nudité, à la beauté qui s’offre. Sans intérêt. Sans attendre de retour.

Rien n’est à nous. Tout est don. Tout est cadeau. Il n’y a rien à rechercher mais tout à recevoir.

 

Elle était faite pour la contemplation. Rien d’autre. Sylvaine souriait maintenant, elle rangea dans un des tiroirs de son salon les jumelles et l’appareil photo. Elle les offrirait à son neveu. « Il est encore à un âge où on a besoin d’avoir ».

 

Quant à Sylvaine, maintenant, elle désirait « être » au milieu du monde.

 

Juste : « être ».

Rien de plus.

 Comme les oiseaux.

 

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.